“Dans cent ans peut-être, ou moins, ou plus, après qu'un continent civilisé aura sauté sur lui-même, dans un désert retrouvé, deux femmes sans nom, A et B, se rencontrent. L'une d'elles trimballe un "objet" qu'elle veut jeter : le dernier guerrier sorti du dernier "désert à guerre".
Elles se parlent. Elles ont perdu la mémoire des événements mais il leur reste celle de presque tous les mots.”*[1]
Une pièce visionnaire
Dans cette pièce écrite en 1968, comme un pamphlet antimilitariste et antinucléaire, Marguerite Duras nous propose une vision du monde. Elle situe l’action après « le grand bouleversement », après « fission 4 »[2], quand les populations seront parquées et condamnées à l’errance dans plusieurs déserts limités par des océans, et où chacun, équipé d’un compteur de surveillance, devra survivre avec la radioactivité.
À partir de ce sujet effroyable, Marguerite Duras écrit une comédie, une fable, complètement à part dans son œuvre dramatique. Elle n’a écrit que trois comédies[3], et Yes, peut-être fait figure d’exception dans son œuvre toute entière.
Cet univers de science-fiction qu’elle propose n’est ni délétère, ni désespéré. Ses personnages évoluent dans un monde surréel, avec un humour involontaire, tonique, subversif, qui rend d’autant plus palpable la violence et l’horreur de la catastrophe.
Un humour décapant
Marguerite Duras trouvait sa pièce drôle et on comprend cette drôlerie dès la lecture du titre qu’elle lui a donné. Elle fait agir ce Yes, peut-être comme comique de répétition, en le reprenant en leitmotiv tout au long de la pièce, et le comique de ce Yes, peut-être au milieu des décombres et de cette « épouvante », n’en est que plus décapant et plus profond.
Elle dit elle-même de son humour que c’est « un pessimisme qui a le fou rire », et qu’elle « a envie de jouer avec les mots, de les massacrer, de les tuer, de les faire servir à autre chose…»
Le comique naît surtout de la confrontation entre une situation apocalyptique et l’attitude inattendue et bienveillante des personnages dont la langue est facétieuse. L’homme éructe, s’effondre, se relève, « appelle la guerre », les deux femmes, décrites par Marguerite Duras dans les didascalies : « sont insolentes, tendres, gaies, sans amertume et sans malice. »
Elles sont innocentes et sans arrière-pensées, sans mémoire, elles découvrent le monde où elles sont plongées, avec la joie et la curiosité des enfants. Elles évoluent
avec innocuité comme les personnages d’un conte, un conte philosophique où un esprit maléfique observerait in vivo les chances de survie de l’espèce humaine après « un grand bouleversement » nucléaire.
L’écriture de la pièce
Les personnages parlent une langue spécifique qui a perdu des mots, mais il leur est vital de retrouver le langage avec autrui, de se remettre à « parler », d’échanger, de communiquer avec les autres, pour renaître au monde, après la catastrophe. Cette écriture de l’excès, Marguerite Duras l’invente pour rendre compte de la folie d’un monde détruit, et c’est par le langage qu’elle transforme l’horreur de la situation en tragi-comédie.
Il s’agit de suivre son écriture au plus près, pour faire exister la vision qu’elle projette par les mots, plus que par la création d’images scéniques, et pour laisser libre l’imaginaire du spectateur. C’est aussi en suivant l’écriture au plus près qu’apparaît tout l’humour corrosif dont Marguerite Duras était capable. Curieusement et sans qu’on s’y attende, c’est au détour de cet humour qui prédomine qu’éclate la poésie, une poésie qui agit comme une déflagration supplémentaire à cette vision apocalyptique.
Une écriture nouvelle
Cette pièce n’est pas seulement une dénonciation politique de la folie guerrière et nucléaire, c’est aussi une fable qui nous fait entrer dans la quatrième dimension du fantastique. Marguerite Duras invente, elle crée un monde, une langue, un style qui se libère de toute influence, elle est aux avant-postes d’une écriture comique fondée sur ce qu’elle nommait elle-même « la voie du gai désespoir. »
Laurence Février juillet 2013
Yes, peut-être a été créée le 5 janvier 1968 au théâtre Gramont par Marie-Ange Dutheil, Claire Deluca et René Erouk, dans une mise en scène de Marguerite Duras.
[1] In 4ème de couverture Théâtre, vol.2 Ed. Gallimard, 1968
[2] Extrait de Yes, peut-être , Marguerite Duras
[3] Les Eaux et Forêts, (vol.1) Yes,peut-être, Le Shaga (vol.2) Théâtre, Ed. Gallimard, 1965, 1968
Une pièce visionnaire
Dans cette pièce écrite en 1968, comme un pamphlet antimilitariste et antinucléaire, Marguerite Duras nous propose une vision du monde. Elle situe l’action après « le grand bouleversement », après « fission 4 »[2], quand les populations seront parquées et condamnées à l’errance dans plusieurs déserts limités par des océans, et où chacun, équipé d’un compteur de surveillance, devra survivre avec la radioactivité.
À partir de ce sujet effroyable, Marguerite Duras écrit une comédie, une fable, complètement à part dans son œuvre dramatique. Elle n’a écrit que trois comédies[3], et Yes, peut-être fait figure d’exception dans son œuvre toute entière.
Cet univers de science-fiction qu’elle propose n’est ni délétère, ni désespéré. Ses personnages évoluent dans un monde surréel, avec un humour involontaire, tonique, subversif, qui rend d’autant plus palpable la violence et l’horreur de la catastrophe.
Un humour décapant
Marguerite Duras trouvait sa pièce drôle et on comprend cette drôlerie dès la lecture du titre qu’elle lui a donné. Elle fait agir ce Yes, peut-être comme comique de répétition, en le reprenant en leitmotiv tout au long de la pièce, et le comique de ce Yes, peut-être au milieu des décombres et de cette « épouvante », n’en est que plus décapant et plus profond.
Elle dit elle-même de son humour que c’est « un pessimisme qui a le fou rire », et qu’elle « a envie de jouer avec les mots, de les massacrer, de les tuer, de les faire servir à autre chose…»
Le comique naît surtout de la confrontation entre une situation apocalyptique et l’attitude inattendue et bienveillante des personnages dont la langue est facétieuse. L’homme éructe, s’effondre, se relève, « appelle la guerre », les deux femmes, décrites par Marguerite Duras dans les didascalies : « sont insolentes, tendres, gaies, sans amertume et sans malice. »
Elles sont innocentes et sans arrière-pensées, sans mémoire, elles découvrent le monde où elles sont plongées, avec la joie et la curiosité des enfants. Elles évoluent
avec innocuité comme les personnages d’un conte, un conte philosophique où un esprit maléfique observerait in vivo les chances de survie de l’espèce humaine après « un grand bouleversement » nucléaire.
L’écriture de la pièce
Les personnages parlent une langue spécifique qui a perdu des mots, mais il leur est vital de retrouver le langage avec autrui, de se remettre à « parler », d’échanger, de communiquer avec les autres, pour renaître au monde, après la catastrophe. Cette écriture de l’excès, Marguerite Duras l’invente pour rendre compte de la folie d’un monde détruit, et c’est par le langage qu’elle transforme l’horreur de la situation en tragi-comédie.
Il s’agit de suivre son écriture au plus près, pour faire exister la vision qu’elle projette par les mots, plus que par la création d’images scéniques, et pour laisser libre l’imaginaire du spectateur. C’est aussi en suivant l’écriture au plus près qu’apparaît tout l’humour corrosif dont Marguerite Duras était capable. Curieusement et sans qu’on s’y attende, c’est au détour de cet humour qui prédomine qu’éclate la poésie, une poésie qui agit comme une déflagration supplémentaire à cette vision apocalyptique.
Une écriture nouvelle
Cette pièce n’est pas seulement une dénonciation politique de la folie guerrière et nucléaire, c’est aussi une fable qui nous fait entrer dans la quatrième dimension du fantastique. Marguerite Duras invente, elle crée un monde, une langue, un style qui se libère de toute influence, elle est aux avant-postes d’une écriture comique fondée sur ce qu’elle nommait elle-même « la voie du gai désespoir. »
Laurence Février juillet 2013
Yes, peut-être a été créée le 5 janvier 1968 au théâtre Gramont par Marie-Ange Dutheil, Claire Deluca et René Erouk, dans une mise en scène de Marguerite Duras.
[1] In 4ème de couverture Théâtre, vol.2 Ed. Gallimard, 1968
[2] Extrait de Yes, peut-être , Marguerite Duras
[3] Les Eaux et Forêts, (vol.1) Yes,peut-être, Le Shaga (vol.2) Théâtre, Ed. Gallimard, 1965, 1968